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21 Feb

ordre désordre et propagande par le fait

Publié par sureau  - Catégories :  #anarchie et pouvoir, #33

ordre désordre et propagande par le fait

De la propagande par le fait, l’enracinement de l’idée de l’anarchie comme théorie du désordre

Ce chapitre constitue une référence majeure dans l’appréciation négative de ce dernier par le Pouvoir.

Cette époque va marquer les esprits et va servir de creuset idéologique à l’édification d’une confusion terminologique puissante entre anarchie et désordre.

Dans les années 1865 et suivantes, une évolution idéelle et des praxis allaient progressivement éclore.

Elle s’enracine dans un contexte historique particulier de grande misère sociale puis de violente répression suite à la Commune de Paris et de bouillonnement d’idéaux révolutionnaires. Le bilan se serait élevé à 6500 voire 7000 victimes, côté Communards. Les tribunaux prononceront 10 137 condamnations dont 93 à mort, 251 aux travaux forcés, 4 586 à la déportation (en particulier en Nouvelle-Calédonie), les autres à des peines de prison variables. Vingt-trois condamnés à mort seront effectivement exécutés.

Les lois d'amnistie interviendront en 1880, année du retour de Louise Michel, une année avant le retour de Charles Malato qui prendra part à un « anarchisme insurrectionnel ».

Il retrouvera Louise Michel, Errico Malatesta, Kropotkine …à Londres.

On ne peut pas comprendre la dynamique propre aux attentats anarchistes si on l’isole de ce contexte historique et des retombées personnelles très prégnants.

Sous la plume d’anarchistes soucieux de ne point attendre davantage que perdure l’exploitation et la misère, une philosophie de l’immédiateté révolutionnaire vit le jour et se propagea.

Certains ont prétendu que le catéchisme révolutionnaire de Bakounine constituait une première incitation en ce sens. Or, ce texte, rédigé en 1866, ne contient nul indice qui puisse permettre d’élaborer une filiation.

Tout repose sur une confusion avec le catéchisme du révolutionnaire de Netchaiev, rédigé trois ans plus tard, véritable table des lois des devoirs du révolutionnaire et de son abnégation totale à la cause. Mais nous le verrons, même si l’empreinte du nihilisme peut se retrouver, ce serait une erreur conceptuelle de lier les attentats anarchistes au nihilisme. La propagande par le fait trouve sa justification dans les entendus anarchistes de l’époque.

Le catéchisme révolutionnaire de Bakounine rappelle qu’ « Il n’existe qu’un seul dogme, qu’une seule loi, qu’une seule base morale pour les hommes ; c’est la liberté. Respecter la liberté de son prochain, c’est le devoir, l’aimer, l’aider, le servir, c’est la vertu. » et c’est de ce postulat que tout découle : une conception de l’organisation politique, un agencement social et une ébauche programmatique de la politique révolutionnaire en corrélation. L’ensemble s’organise autour d’un principe général du pouvoir qu’est l’« Exclusion absolue de tout principe d’autorité et de Raison l’Etat. La société humaine, ayant été primitivement un fait naturel, antérieur à la liberté et au réveil de l’humaine pensée, devenue plus tard un fait religieux, organisé selon le principe de l’autorité divine et humaine, doit se reconstituer aujourd’hui sur la base de la liberté, qui doit devenir désormais le seul principe constitutif de son organisation politique aussi bien qu’économique. L’ordre dans la société doit être la résultante du plus grand développement possible de toutes les libertés locales, collectives, et individuelles. »

L’organisation politique et économique de la vie sociale qui en découle doit s’organiser « non plus comme aujourd’hui de haut en bas, et du centre à la circonférence, par principe d’unité et de centralisation forcée, mais de bas en haut et de la circonférence au centre, par principe d’association et de fédération libres.»

Le catéchisme de Bakounine n’est qu’affirmation de la liberté de bout en bout. Nous sommes en présence d’un texte fédéraliste, mais en aucun cas, d’un appel au recours à la violence pour éveiller les esprits et les tirer de leur léthargie.

Des similitudes sont certes à noter quant aux intentions de ne point « imposer au peuple une organisation venant d'en haut. La future organisation sera sans aucun doute élaborée par le mouvement et la vie populaire elle-même ». Mais la comparaison s’arrête là.

Le substrat philosophique n’est en aucun point comparable.

Le texte de Netchaiev n’évoque nullement le principe axial de Liberté. Il en est même l’antithèse si on s’en réfère à la définition des taches militantes qui relève plus d’un machiavélisme révolutionnaire et d’un enrôlement militaire que d’un engagement libertaire.

Netchaiev n’évoque nulle organisation sociale. « C’'est là l'affaire des générations futures. » Nechaiev se concentre sur l’ouvrage destructeur immédiat : « Notre œuvre à nous est une destruction terrible, entière, générale et implacable. »

Quel peut être alors le lien entre l’anarchisme propagandiste par le fait et l’anarchisme théorique développé antérieurement et parallèlement.

Quelques repères historiques peuvent être utiles pour comprendre l’enchaînement :

en 1873, Bakounine, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne, écrit:
"J'ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes"

Cette période vient après les deux précédentes périodes de structuration de la pensée du politique chez Bakounine.

Jean Christophe Angault situe une césure dans l’œuvre de Bakounine entre un avant et un après 1868. L’avant consacra un usage positif du politique par le questionnement global autour du pouvoir. L’après sera l’édification d’une réflexion anti politique en opposition aux formes de dominations sociales, politiques et culturelles. La dernière phase sera celle du temps de l’appel à l’action.

Nous sommes là, deux années après la fin de la Commune, au beau milieu d’une répression épouvantable qui ne laisse point d’autres solutions que l’affrontement ou le dépérissement. Les anarchistes restent convaincus que la révolution ne passera pas par une solution réformiste ou par l’inscription dans une logique électorale. Ils réfutent les partis qui, au nom d’une claire conscience des conditions historiques, prétendent dicter leurs actes aux travailleurs.

Ajoutons à cela l’illusoire conviction de l’inéluctabilité et de l’immédiateté d’une révolution libertaire triomphante.

Et vous arrivez en, en 1874, à la participation de Malatesta et d’un petit groupe à une tentative infructueuse d'insurrection à Castel del Monte qui ne donnera rien d’autre que de nouveaux emprisonnements. Mais dont la suite sera le discours d’Errico Malatesta en 1876, au cours du congrès international de Berne, qui préconisera « la guerre continuelle aux institutions établies, voilà ce que nous appelons la révolution en permanence ! ».

" La Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l'humanité dans la lutte que soutient l'Internationale" .

Une année plus tard ce sera l’organisation d’une insurrection par Carlo Cafiero et Errico Malatesta à Matese en 1876-1877.

Dans le même temps, Andrea Costa animera à Genève une conférence, sur la « propagande par le fait ».Andrea Costa sera considéré par James Guillaume comme l'inventeur de ce néologisme popularisé quelques semaines plus tard par Paul Brousse dans un article du Bulletin de la Fédération jurassienne.

Pierre Kropotkine, dans Le Révolté du 25 décembre 1880, invective en des termes analogues, ses lecteurs : « La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...), tout est bon pour nous qui n’est pas la légalité ».

Le congrès international, à Londres, en juillet 1881, votera deux grandes motions, l'une, décidant la création d'un "bureau international de renseignements", l'autre, à caractère scientifique: "Considérant que l'A.I.T. a reconnu nécessaire de joindre à la propagande verbale et écrite la propagande par le fait. Considérant, en outre, que l'époque d'une révolution générale n'est pas éloignée […]. Le congrès émet le vœu que les organisations adhérentes […] veuillent bien tenir compte des propositions suivantes :[…] propager par des actes, l'idée révolutionnaire et l'esprit de révolte […]. En sortant du terrain légal […] pour porter notre action sur le terrain de l'illégalité qui est la seule voie menant à la révolution, il est nécessaire d'avoir recours à des moyens qui soient en conformité avec ce but.[…] Les sciences techniques et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire et étant appelées à en rendre encore de plus grands à l'avenir, le Congrès recommande aux organisations et individus […] de donner un grand poids à l'étude et aux applications de ces sciences, comme moyen de défense et d'attaque" .

Cet appel atteste d’un tournant par le contenu incitatif mais cela demeure dans la droite ligne des idées libertaires d’alors.

Il est intéressant de noter la position de Kropotkine sur ce point précis.

Il est à signaler que « Kropotkine est intervenu contre la recommandation d'étudier les «sciences chimiques» comme moyen privilégié de la propagande par le fait. Il a tenté, en outre, d'attirer l'attention sur le problème bien plus important des «presses clandestines» dans les pays où il était impossible de faire paraître librement des journaux, et est parvenu avec peine à imposer une prise de position du congrès sur la morale révolutionnaire. » (Skirda Alexandre, AUTONOMIE INDIVIDUELLE ET FORCE COLLECTIVE )

En 1881, la déclaration Louise Michel au groupe révolutionnaire du XVIIIe arrondissement de Paris des Panthères des Batignolles, confirme cette tendance incitatrice, toute empreinte de croyance en la Révolution imminente par l’exemplarité de l’action: « Mais regardez donc ce qui se passe en Russie ; regardez le grand parti nihiliste, voyez ses membres qui savent si hardiment et si glorieusement mourir ! Que ne faites-vous comme eux ? Manque-t-il donc de pioches pour creuser des souterrains, de dynamite pour faire sauter Paris, de pétrole pour tout incendier ?
Imitez les nihilistes, et je serai à votre tête ; alors seulement nous serons dignes de la liberté, nous pourrons la conquérir ; sur les débris d'une société pourrie qui craque de toutes parts et dont tout bon citoyen doit se débarrasser par le fer et le feu, nous établirons le nouveau monde social. »

Clément DUVAL fera parti de ce groupe anarchiste.

La propagande par le fait peut se résumer en une phrase de Michel Zevaco : « Les bourgeois nous tuent par la faim ; volons, tuons, dynamitons, tous les moyens sont bons pour nous débarrasser de cette pourriture. » (cité par Alexandre Bérard, Les Mystiques de l'anarchie : documents d'études sociales sur l'anarchie, A.-H. Storck, Lyon, 1897)

L’enchainement des faits précédents pourrait tendre à prouver l’existence d’un complot organisé avec une chefferie révolutionnaire à sa tête mais ce serait méconnaître complètement la philosophie anarchiste qui sous-tend ces actes et son mode organisationnel.

La propagande par le fait occupe un espace-temps restreint dans l’histoire de l’anarchisme. « Une durée relativement courte, souvent perçue par l'historiographie du mouvement anarchiste comme un moment d'égarement, une parenthèse vite refermée ; alors que, selon nous, elle constitue au contraire un moment clé de l'anarchisme » (Daniel Colson)

La propagande par le fait interroge et s’interroge sur la capacité politique des classes laborieuses, à un moment historique singulier.

Elle se pose en tant que courant politique refusant de recourir à la représentation politique par le parti et mise sur une mythique de l’exemplarité incitatrice de l’action révolutionnaire. La propagande par le fait répond à un affrontement direct et violent entre le Pouvoir en place et l’anarchisme.

Nous sommes à la césure de la problématique anarchiste, le champ d’intersection entre critique du pouvoir, le refus du politique comme champs de dominations et l’antipolitique pragmatique (cf Leopoldo Munera Ruiz anthropologie anarchiste).

Et c’est en interrogeant le substrat philosophique de l’anarchisme qu’on peut comprendre ce qui aux yeux de certains a pu paraître comme un égarement passager et pour d’autres l’expression d’un volontarisme révolutionnaires d’hypothétiques réseaux de conspirateurs.

C’est bien dans une affinité et communauté de pensée que cette propagande est née, à un temps particulier du développement de ce mouvement révolutionnaire.

On peut certes se poser la question de savoir si des comités secrets articulés entre eux avec une coordination en réseau, répondant à une structuration avec des chefs, situés à Londres, et des exécutants disciplinés avait une existence réelle et efficiente.

Même si Londres ou Genève peuvent sembler des plaques tournantes où se rencontrent bon nombres de militants, d’où partent nombre d’idées libertaires, rien ne permet de rendre pertinente l’idée d’une tête pensante et instigatrice.

L’état du mouvement libertaire d’alors dans les années 1880-1890 réside en des groupes locaux, sans liens entre eux (Jean Maitron). C’est « l’autonomie de ces groupes est la seule chose qui rende très difficile la surveillance et la découverte des attentats ».

La thèse de l’existence d’un réseau de comploteurs permet de poursuivre un état de confusionnisme idéologique entre les recommandations nihilistes, l’existence de sociétés secrètes et la conception de l’anarchisme, facteur de désordre.

L’argumentaire s’appuie sur la réunion secrète à Vevey, en septembre 1880, qui aurait prôné l’étude et l’application des « sciences techniques et chimiques » et sur la résolution de Londres en 1881.

Constance Bantman récuse cette thèse des comploteurs organisés, émanation « d’une organisation tentaculaire préparant la révolution depuis Londres » dont le point de départ serait une résolution adoptée à Londres en 1881. Des rapports de polices cite bien l’existence d’un « comité directeur établi à Londres donne le mot d’ordre à la faction : ses principaux membres sont Kropotkine, Malatesta, Malato, Marocco etc. »

Outre que Malatesta est très surveillé par la police que Marocco est plus un receleur qu’un anarchiste et que son nom sera remplacé plus tard par Merlino bien qu’il soit alors en prison…des doutes existent quant à la fiabilité de ces documents de police. Nous retrouvons dans « le voleur » cette idée de Londres, plaque tournante comme Bruxelles, du vol et du recel.

Il est intéressant de noter que, dans un rapport de police, Malatesta est « un des chefs d’école de l’anarchie au même titre que Reclus et que Kropotkine ». (Rapport sur les anarchistes italiens réfugiés à Londres Paris, le 20 mai 1895 Préfecture de Police, 3e Division, 1er Bureau Sur Corti, Malatesta, Piccinelli, Malatoni et Rappa)

La raison de la diffusion du mot d’ordre de propagande par le fait tient plus aux échanges, aux partages d’idéaux révolutionnaires et à la solidarité entre militants internationalistes.

C’est bien d’un maillage informel, constitutif des réseaux. Il existe un tissu de conférenciers quasi professionnels. On ne peut qu’être frappé par le nombre de conférences ou le foisonnement de diffusion des livres et journaux anarchistes, qui est sans commune mesure avec l’éparpillement du mouvement anarchiste.

Constance Bantman évoque ces propagandistes itinérants ; les trimardeurs, un terme utilisé par la presse de l’époque mais elle ne leur attribue pas de stratégies, au sens commun, partagé par les partis politiques, comme l’affirmera Vivien Bouhey.

« Y a-t-il eu une organisation structurée, une sorte d’Internationale noire capable de planifier et de coordonner dans la durée un certain nombre d’actions, cela avec d’une part un comité directeur central à la tête de cette pieuvre anarchiste tentaculaire et d’autre part des exécutants disciplinés ? La réponse est « non », dans la mesure où le mouvement n’a rien à voir avec ce type d’organisation. Y a-t-il eu un complot ? « Non », dans la mesure où la structure ne le permet pas, et où, donc, il n’y a pas eu un grand dessein dans le domaine de la propagande écrite, orale et par le fait. Les actions ne sont pas coordonnées la plupart du temps : elles relèvent le plus souvent d’initiatives multiples et ponctuelles. »

Curieusement, Vivien Bouhey aurait dû tirer d’autres conclusions de ces observations méticuleuses sur l’état du mouvement anarchiste.

« En revanche, les anarchistes sont-ils plus organisés qu’on ne l’a dit jusqu’à aujourd’hui ? Le mouvement a-t-il servi l’action anarchiste de 1880 à 1914 ? À ces deux questions nous répondons « oui » sans hésiter en constatant que, par mouvement anarchiste, il faut entendre (à mi-chemin entre la nébuleuse de groupes repliés sur eux-mêmes que nous décrivent les tenants de la thèse de l’organisation minimale d’une part, et d’autre part l’Internationale noire qui alimente, pour ceux qui sont persuadés de son existence, le fantasme du complot) des compagnons peu nombreux partageant une même culture politique comme le montre Gaetano Manfredonia ; ensuite des individus vivant ou tentant de vivre en « compagnons » ; enfin des hommes et des femmes politiques qui ont bâti progressivement, au gré des événements, sans vraiment le vouloir, une organisation (le mot est à prendre dans son sens le plus large) originale … sans équivalent à la fin du XIXe siècle, laissant place à l’individu et aux réseaux, à l’acte individuel et à des complots.

C’est cela le mouvement anarchiste, qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, incarne d’un point de vue politique et social un idéal antiautoritaire, et dont l’action elle aussi, dans la façon dont elle est conduite, incarne un idéal anarchiste. Plus organisé que ce que l’on a dit jusqu’à aujourd’hui, le mouvement n’en reste pas moins bien anarchiste ! »

Revenons au congrès de l’AIT de 1881 à Londres et sa résolution qu’Alexandre Skirda juge incohérente : « Le Congrès, ne se reconnaissant pas d’autre droit que celui d’indiquer les lignes générales de ce qui lui parait être la meilleure organi­sation socialiste révolutionnaire, S’en rapporte à l’initiative des groupes pour les organisations secrètes et autres qui leur sembleraient utiles au triomphe de la Révolution Sociale. »

Voilà bien une première réfutation de la thèse du complot organisé et il faut y voir les traces de l’opposition au sein de l’AIT entre socialistes libertaires et autoritaires.

Le procès des 66 qui se tint à Lyon en 1883 permet de replacer également certains faits.

Tout d’abord, au titre de la loi du 14 mars 1872, les « 66 » sont accusés de s’être affiliés à l’Association internationale des travailleurs (AIT), censée avoir été reconstituée au congrès de Londres en juillet 1881 : « D'avoir [...] été affiliés ou fait acte d'affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l'abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d'avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique ».

Émile Gautier reconnut « l’existence incontestée d’un parti anarchiste international » (« parti » étant à entendre ici au sens de « camp » politique ou de courant de pensée). « Mais, ajoute-t-il, un parti n’est pas une association ».

Certes, cela lui permit de minimiser les faits et son implication mais le distinguo entre association et parti signifie bien l’idée de communauté de pensée structurante par-delà les structures organisationnelles

Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un courant de pensée d’une nébuleuse anarchiste, fortement implantée dans le mouvement ouvrier et prolétaire. Les idées libertaires sont largement diffusées et entendues.

Gaetano Manfredonia, définit en ces termes la caractéristique dominante de cette période : «Initiative individuelle, libre entente, communisme libre, propagande par le fait, spontanéité du fait révolutionnaire, telles furent les notions qui délimitaient le champ idéologique de l'anarchisme des années 1880, et qui toutes renvoient à une conception de l'individu autonome, agent de la transformation sociale.»
Alexandre Skirda en conclut tout bonnement que « Dans ces conditions, quels peuvent être les rapports entre ces «individus autonomes» ? Quasiment nuls, car il n'existe aucune fédération, ni liaison stable, seuls des groupes les réunissent périodiquement. »

Émile Gautier au procès de Lyon évoque les groupes anarchistes sur Paris comme étant : «de simples rendez-vous où des amis se réunissent chaque semaine pour parler entre eux des choses qui les intéressent. La plupart du temps, même, on n'y voit guère que de nouvelles figures, à l'exception d'un petit noyau de quatre ou cinq fidèles».

Autre point psychologique important, il faut donner toute son importance à la mythique de l’immédiateté révolutionnaire. La déclaration de Kropotkine au procès des 66 est symptomatique de l’état de fébrilité révolutionnaire et de conviction de l’approche imminente de la révolution : « dans dix ans, cinq peut-être ». D’autres participants estimaient que la révolution était encore plus proche.

Il est intéressant de reprendre l’argumentaire d’ Emile Henry pour comprendre l’état de pensée qui anime ces militants de la propagande par le fait: « montrer à la bourgeoisie que désormais il n’y aurait plus pour elle de joies complètes, que ses triomphes insolents seraient troublés, que son veau d’or tremblerait violemment sur son piédestal, jusqu’à la secousse définitive qui le jetterait bas dans la frange et le sang. En même temps j’ai voulu faire comprendre aux mineurs qu’il n’y a qu’une seule catégorie d’hommes, les anarchistes, qui ressentent sincèrement leurs souffrances et qui sont prêts à les venger. Ces hommes-là ne siègent pas au Parlement, comme messieurs Guesde et consorts, mais ils marchent à la guillotine. » (Emile Henry à son procès, en mai 1894)

Ces anarchistes partent d’un constat de nécessaire immédiateté et fulgurance de l’action révolutionnaire : « Dès qu’une idée est mûre, qu’elle a trouvé sa formule, il faut sans plus tarder en trouver sa réalisation. J’étais convaincu que l’organisation actuelle était mauvaise, j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâter sa disparition. J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est laid, où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée. J’ai voulu frapper aussi fort et aussi juste que je le pouvais. » (Emile Henry à son procès, en mai 1894)

La ferme conviction de ces anarchistes est que l’anarchie finira par triompher quoi que fasse les pouvoirs en place : « ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes ; elle est née au sein d’une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l’ordre établi. Elle représente les aspirations qui viennent battre en brèche l’autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer. ».

Les anarchistes optant pour la propagande par le fait, essayent donc, par leur exemplarité révolutionnaire, d’accélérer l’avènement de l’anarchie, en recourant à des actions chocs.

Leurs cheminements, bien que tracé en référence aux miséreux et aux travailleurs, ne vise pas alors à la construction sur un plus long terme d’un rapport social de classe et reste avant toute chose, une expression volontariste individuelle ou associative immédiate.

Emile Henry tire les conclusions suivantes relativement à la perception et à la compréhension de ses actes par les classes laborieuses. :

« Certes, je ne m’illusionne pas. Je sais que mes actes ne seront pas encore bien compris des foules insuffisamment préparées. Même parmi les ouvriers, pour lesquels j’ai lutté, beaucoup, égarés par vos journaux, me croient leur ennemi. Mais cela m’importe peu. Je ne me soucie du jugement de personne. »

« J’aime tous les hommes dans leur humanité et pour ce qu’ils devraient être, mais je les méprise pour ce qu’ils sont. » (Emile Henry à son procès, en mai 1894)

Par ses moyens, l’objectif n’est pas de régler les problèmes sociaux mais d'attirer l'attention des exploités sur les causes de leur servitude. La propagande par le fait est un accélérateur, une sorte d’incubateur d’idées et de volontés révolutionnaires.

Bien que se réclamant de l’anarchie, ils perçoivent aussi clairement les lignes de clivage :

« Je n’ignore pas non plus qu’il existe des individus se disant Anarchistes qui s’empressent de réprouver toute solidarité avec les propagandistes par le fait. Ils essayent d’établir une distinction subtile entre les théoriciens et les terroristes. Trop lâches pour risquer leur vie, ils renient ceux qui agissent. Mais l’influence qu’ils prétendent avoir sur le mouvement révolutionnaire est nulle. » (Emile Henry à son procès, en mai 1894)

Cela fait sans doute référence à l’article de Kropotkine dans le révolté «ce fut l'erreur des anarchistes en 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le tsar... les anarchistes européens s'imaginèrent qu'il suffirait désormais d'une poignée de révolutionnaires ardents, armés de quelques bombes, pour faire la révolution sociale... Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs.» (La Révolte, n°32, 18-24 mars 1891).

La déclaration de Clément Duval en 1887, à son procès est des plus symptomatiques de l’esprit qui animait les militants d’alors.

« Non, le vol n'existe que dans l'exploitation de l'homme par l'homme, en un mot par ceux qui vivent aux dépens de la classe productrice. Ce n'est pas un vol que j'ai commis, mais une juste restitution faite au nom de l'humanité, cet argent devant servir à la propagande révolutionnaire, par l'écrit et par le fait. Faire des journaux, des brochures pour démontrer la vérité au peuple [sic] , il y a assez longtemps qu'on le trompe. A lui qui sent le mal, lui montrer le remède.

M'occuper de chimie et préparer ce qu'il faut pour le jour de la bataille, le jour où les travailleurs, conscients, sortiront de leur torpeur, de leur avachissement. Car il est temps que cette machination diabolique du vieux monde disparaisse, pour faire place à des institutions où tous trouveront un sort plus équitable, qui n'existe que dans le communisme anarchiste. Parce que l'Anarchie est la négation de toute autorité. Et que l'autorité est la plus grande plaie sociale, parce que l'homme n'est pas libre, et l'homme doit être libre de faire tout ce qu'il veut, du moment qu'il ne porte pas atteinte à la liberté de ses semblables — ou alors il devient despote à son tour.

Dans le communisme, l'homme apportant à la société selon ses aptitudes et ses forces doit recevoir selon ses besoins. Les hommes se groupent, se recherchent selon leurs caractères, leurs aptitudes, leurs affinités, prenant exemple sur le groupe qui fonctionne le mieux, écartant la vanité, le sot orgueil, ne cherchant à mieux faire que son camarade pour que le camarade fasse mieux que soi. »

Dans cet écrit, les fondements de la propagande par le fait sont tous signifiés. Ils sont dans la droite ligne des écrits libertaires antérieurs.

La croyance mythique dans la proximité du temps révolutionnaire, associée aux douleurs des camarades et proches décédés lors de la Commune et après la violence répressive d’Etat suffisent à expliquer cette intense période de propagande par le fait et à propulser en avant l’Action par rapport à la réflexion.

MEETING DE LA BOULE NOIRE

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